Le triple mystère et la théologie

Cet article fait partie du dossier thématique Théologie

Interrogation de la théologie

Qu’est-ce que la théologie? La question me paraît trop vaste et la définition impossible. Je préfère la reprendre autrement: qu’est-ce que je fais quand je fais de la théologie? Cela souligne la dimension subjective; la théologie n’existe que par un sujet qui est confronté à une expérience et qui se questionne, qui cherche à mettre des mots. Et si la théologie pouvait se passer de sujet, se passer de moi, alors je ne serais simplement pas concerné, je n’aurais pas de question à me poser. Je ne prétends pas que mon expérience soit le point de départ de la théologie mais elle marque le commencement de ma réflexion théologique. Au passage, j’avoue mon incapacité à lire des ouvrages théologiques aux développements très (trop?) académiques; même si je vois des concepts et même si je les connais, les développements me restent totalement abstraits tant qu’il n’entrent pas en résonance avec mon expérience. En résumé, pas de théologie sans expérience.

De quelle expérience est-il question? De manière large, je considère qu’il s’agit de l’expérience de la vie et que celle-ci relève du mystère à tous les niveaux.

  • Mystère de l’origine
    Je n’ai pas choisi de naître, je ne suis pas ma propre origine. Mon expérience part d’une vie que j’ai reçue sans avoir rien fait pour la mériter, et toute réponse sur ce mystère des origines ne ferait qu’ouvrir sur un mystère plus grand.
  • Mystère du sens
    Le sens ne m’est pas donné; qu’est-ce que je fais de cette vie? Aucun impératif ne m’est imposé; selon quelles valeurs, quels principes est-ce que je vis?
  • Mystère insaisissable
    Les mots ne suffisent pas à transcrire l’émerveillement que provoque le simple sentiment d’être vivant, que ce soit dans la confrontation à la nature, à d’autres humains, à l’art, au pressentiment d’une dimension qui me dépasse. L’expérience de la vie est plus importante que les explications que je pourrais trouver. De plus, je ne peux pas contrôler ce sentiment; c’est plutôt lui qui me saisit.

Je suis confronté à ces mystères qui me dépassent. Mes croyances peuvent bien apporter des réponses rassurantes – ou inquiétantes – mais mon expérience reste celle de la démaîtrise. C’est d’ailleurs précisément dans cette démaîtrise que je me sens vivant; ce n’est pas lorsque tout est sous mon contrôle que l’émerveillement surgit. Je suis donc vivant sur cette terre, pour un temps. Des humains y vivaient avant moi, d’autres y vivront après. Dans sa BD Demain sera sans nous, Jarbinet fait exprimer ce constat à l’un de ses personnages: « Un jour, Casmir m’a dit deux choses que je n’ai jamais oubliée… La première, c’est que là où tombent les hommes, l’herbe finit toujours par repousser. La seconde, c’est que demain sera sans nous, qu’on le veuille ou non. À vingt ans, il avait déjà tout compris. Il n’y a rien de mieux que d’être vivant… vivant! » La vie échappe aux mots; tenter de l’attraper revient à vouloir enfermer le vent dans un bocal.

Cette démaîtrise contribue à mon émerveillement: je me réjouis d’être vivant, je me réjouis du mystère qui me donne de faire cette expérience. Comme croyant, je n’ai aucune difficulté à appeler ce mystère Dieu. Je ne vois pas Dieu comme le barbu sur un nuage, ou comme un super humain qui serait dépourvu de défaut, mais comme le mystère qui me donne la vie, donne un sens à celle-ci et me donne de la vivre, d’en profiter. Aussi, Dieu est le mystère qui m’échappe et m’anime. Pour reprendre les mots de Fossion (dans son livre Dieu désirable), « Dieu qui engendre n’engendre pas d’abord à la foi chrétienne, mais à la vie humaine ». Cette expérience fait croître ma confiance, et cette confiance en Dieu devient le repère à partir duquel je cherche une issue aux situations que je rencontre.

Je reviens à ma question: qu’est-ce que je fais quand je fais de la théologie? Je trouve cette citation de Panikkar (dans son livre La Trinité) éclairante: « Après tout, la théologie n’est-elle pas précisément l’effort du croyant pour exprimer son expérience religieuse dans le contexte culturel qui est le sien? » À mon tour, je fais de la théologie sitôt que je cherche à rendre compte – à autrui ou à moi-même – de mon expérience de vivant, avec les richesses et les limites qu’impliquent cette expérience.

Cadre de la théologie

Le contexte dont parle Panikkar mérite d’être développé, tant celui-ci constitue le cadre de la théologie; je me contente ici du langage, de la vie personnelle, de la Bible et de la communauté.

Le langage constitue aussi bien une ressource qu’une limite. D’un côté, il me permet de formuler ma pensée mais de l’autre côté, il la conditionne. La langue évolue dans le temps et les régions si bien qu’un mot peut désigner différentes choses selon le contexte. Je me rends compte que le français implique une manière de penser qui est différente par exemple du grec et de l’hébreu. Aussi, même en traduisant parfaitement chaque mot, il n’est jamais possible de rendre parfaitement la phrase elle-même. La langue implique aussi des limites parce que chaque mot n’est finalement qu’un concept et non la chose désignée; la réalité est que mon expérience dépasse toujours les mots que je mets dessus. Par exemple, pour susciter une émotion chez un interlocuteur, je ne peux pas me contenter de la nommer; je dois décrire ses effets, utiliser des images pour la décrire. Dans ma tentative de rendre compte de mon expérience spirituelle, je suis toujours confronté aux limites du langage, mais ce n’est qu’à partir de ces limites que je peux tenter d’en rendre compte.

L’image que chacun se construit de Dieu est largement conditionnée par sa propre histoire. Pour ma part, j’ai grandi dans une culture réformée et ce n’est que des années plus tard que je me suis rendu compte à quel point je me sentais réformé (sentiment toujours d’actualité). J’ai beau être sensible à d’autres spiritualités, je les apprécie toujours à partir de mon identité protestante. Pour reprendre l’image du langage, j’ai beau avoir des rudiments dans d’autres langues et parfois en reprendre des concepts, je continue néanmoins à penser en français. De même, ma propre expérience de vie conditionne aussi ma compréhension de Dieu; j’ai vécu la paix ressentie dans des moments charnières comme une expérience de son pardon et de sa grâce. Dès lors, ces expériences deviennent fondatrices puisque c’est à partir de celles-ci que je ne peux (ni ne veux) renier que je cherche à rendre compte de ma relation à Dieu. Ce point fonctionne dans les deux sens: mon image de Dieu conditionne aussi ma manière de vivre certaines expériences. Je refuse par exemple de voir les difficultés comme des punitions de Dieu mais me demande quelle vie peut en surgir. Dès lors, ma vie personnelle – y compris dans sa dimension spirituelle – est autant une ressource pour ma réflexion théologique qu’une limite. Pastoralement, je dois bien sûr accepter que des personnes aient une compréhension de Dieu très différente de la mienne et c’est donc à partir d’une compréhension que potentiellement je ne partage pas que je les accompagne dans leur réflexion théologique. J’en tire la conclusion que pour témoigner ne serait-ce qu’un minimum du Dieu auquel je crois, ma réflexion théologique doit être un moteur qui m’amène à rencontrer les autres là où ils sont et non à leur expliquer où ils devraient être selon moi.

Bien que je ne les aie pas explicitement cités, les textes bibliques sont très présents dans ma réflexion; peut-être qu’à la lecture tu as relevé quelques allusions, quelques liens. Du moment où j’ai commencé à lire la Bible, j’ai ressenti une passion qui s’est approfondie, tant elle fait écho à mon expérience, tant un même passage peut rencontrer (ou non) un écho particulier selon mon expérience récente ou immédiate. Surtout, je me rends compte que je ne suis qu’un chaînon de ces échos bibliques. Les rédacteurs ont complété et modifié les textes au gré des rééditions en fonction des circonstances si bien que le canon manifeste déjà une histoire de la réception. Cette histoire continue avec les générations suivantes de croyants qui ont médité ces textes, se sont laissés interpelés. Je trouve réconfortant d’être maillon qui s’ajoute à une chaîne déjà existante; je continue sur un chemin tracé par d’autres.

Cela m’amène au dernier point, la communauté. C’est à travers les échanges avec d’autres personnes que je me suis découvert croyant et c’est en cheminant avec d’autres que j’évolue dans ma foi. Je fais l’expérience que je ne suis jamais un électron totalement libre, un croyant isolé; c’est la logique que présente Dobelli (dans le collectif Histoire universelle de la connerie): « Personne n’est jamais arrivé à lui seul à développer une façon complètement inédite de percevoir le monde: tous ceux dont l’Histoire a retenu le nom se sont toujours référés à des idées préexistantes, qu’ils ont affinées. Je ne cherche aucunement à minimiser leur qualité, mais à souligner que les grandes figures historiques ne sont jamais isolées. »

Pour conclure

Je termine avec une citation tirée de l’ouvrage Les voies du silence, de Rémi Chéno:

Les théologiens ne devraient jamais oublier qu’ils doivent être d’abord des hommes et des femmes de prière. Certes, la théologie est elle aussi une science, quoiqu’on en rie aujourd’hui à l’université qu’elle a pourtant inventée. Elle doit sans doute se battre toujours pour réclamer sa part de scientificité. Mais elle devrait toujours conduire au silence, au paradoxe, à l’oxymore, à l’ineffable. La vérité qu’elle cherche à atteindre, et c’est là tout son légitime orgueil, lui échappe toujours et la conduit aux rivages du silence. Ses mots s’y fracassent. La théologie n’est finalement que sable, elle n’est que coquillages nacrés pulvérisés par le silence de Dieu. Si elle se fait bavarde et prétentieuse, si elle tourne en boucle et se fait plaisir, elle n’est plus qu’un bavardage inutile. Elle n’est plus une des voies du silence.

Rémi Chéno, Les voies du silence

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Nicolas Merminod

Nicolas est pasteur dans l’Église réformée vaudoise dans la paroisse du Jorat. Membre du Care Team Vaud, il fait du soutien psychologique d’urgence sur mandat de la gendarmerie vaudoise. Dans un  registre plus léger, il profite des largesses du temps (météorologique et temporel) pour aller grimper.

La publication a un commentaire

  1. paul

    Salut Nicolas, merci pour tes mots 🙂
    J’ai appris et eu plus d’un sourire en te lisant. Je suis content de te connaître et tu es un beau maillon qui embellit la chaîne. C’est rigolo comment Dieu brasse les grains de sables et ils se rencontrent ainsi.
    Avec plaisir de découvrir d’autres mystères ensemble.

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