Difficile de répondre à cette question de manière universelle. Ce « nous », que cache-t-il ? Mon besoin personnel ? Les Églises protestantes en Europe ? Le monde ? Autant de perspectives qui demandent une réponse nuancée.
Table des matières
Peut-être le plus facile est-il de commencer par moi….
De quel Sauveur ai-je besoin ? Dans la mesure où ma propre expérience peut représenter celles d’autres qui partagent plus ou moins mon ancrage géographique, économique et intellectuel, et si j’en crois la production culturelle dominante dans les démocraties occidentales, on dirait bien que nous n’avons pas tant besoin d’un Sauveur que de héros (ou d’héroïnes). La chanson de Bonnie Tyler demande « Where have all the good men gone and where are all the gods ? » (« Où sont allés tous les hommes bons et où sont les dieux ? ») avant de clamer « I need a hero ». (Pour une plongée dans les années quatre-vingts : Bonnie Tyler, « Holding Out for a Hero »
Pourtant, les héros si présents dans les films récents se démarquent des héros traditionnels. Les Batman, Black Widow et Ironman d’aujourd’hui ont leur part de faiblesses, de doutes, leur histoire difficile, leurs vulnérabilités. Le plus emblématique des anti-héros reste peut-être pour moi le personnage de Rogue (Snape en v.o.) dans la série Harry Potter, héros mal compris, mal aimé, mais loyal et fidèle jusqu’à la fin, amoureux transi, et prêt à tous les sacrifices pour préserver l’héritage et les valeurs de la femme qu’il a aimée toute sa vie. Je ne pense pas être la seule à choisir Rogue comme mon personnage préféré de la saga.
Que révèle cette présence d’anti-héros quant aux besoins du monde ?
Là encore, mon contexte influence forcément ma réponse. Dans les démocraties occidentales, j’ai tendance à penser que nous nous en sortirons mieux sans sauveur. L’expérience récente des États-Unis, de la Hongrie, de la montée d’Éric Zemmour en France fait que je me méfie des politicien·ne·s qui se présentent comme sauveurs de mondes en péril, menacés par l’immigration, par les lobbies féministes et LGBTQI+, et qui veulent rétablir la souveraineté nationale, les valeurs traditionnelles du mariage, et une compréhension unique de la famille. Le Sauveur comme Seigneur, convaincu de rétablir le bon ordre des choses dans un monde perdu et perverti, ne me semble pas être le modèle approprié pour les situations complexes dans lesquelles nous évoluons. Cette conception reflète aussi une compréhension du monde comme un espace hostile, perdu, voire perverti, en attente d’être sauvé. La motivation pour un tel Sauveur me semble être la peur : peur de la différence, du changement, de la complexité. Il faudrait donc remballer Jésus, le Sauveur dans le Christianisme ? Et avec lui, l’idée même de salut ?
Portaits bibliques
Peut-être que certains textes bibliques nous invitent à opérer un pas de côté, et à réfléchir à une autre notion du Sauveur, que celui qui vient pour sauver le monde. Je pense à deux évangiles qui me semblent porter plus que d’autres textes du Nouveau Testament la problématique de l’absence du Sauveur. Il s’agit de l’évangile de Marc, et de celui de Jean. Chacun à sa façon place au centre de sa réflexion théologique un Sauveur absent.
Un sauveur absent (Evangile selon Jean)
L’évangile de Jean tout entier se préoccupe de l’avenir d’une communauté qui n’a justement plus Jésus sous la main. À la résurrection, celui-ci retourne siéger auprès de Dieu, de là où il est venu, si on en croit le tout début de l’évangile. Pour parer à cet absence, l’évangile de Jean propose deux stratégies : l’esprit, que l’évangile nomme le Paraclet, prend le relais de la présence de Jésus dans le monde. Mais cet esprit tout seul ne peut rien faire. Il doit s’incarner et agir dans une communauté, fondée symboliquement au moment de la mort de Jésus, quand ce dernier confie son disciple préféré à sa mère, et inversement (Jn 19, 26-27). Ce premier noyau, qui unit la famille de Jésus, et ceux et celles qui se sont mis à sa suite, devient le lieu symbolique de la présence de Jésus sur terre. C’est à travers ces gens-là, animés par l’esprit qui assure la continuité de la présence du Christ, que le royaume continue d’advenir sur terre.
Un sauveur en chemin (Evangile selon Marc)
Dans l’évangile de Marc, on assiste à un autre scénario. L’évangile de Marc se termine sur un vide, celui du tombeau, après la mort de Jésus sur la croix. Pas de retour du ressuscité, pas d’apparition rassurante de Jésus. Le vide laissé par Jésus ne peut être comblé que par la mise en marche des disciples, et des lecteurs et lectrices de l’évangile qui sont invité·e·s à reprendre le récit de l’histoire de Jésus en Galilée. L’ange qui se trouve au tombeau déclare en effet aux femmes venues embaumer le corps du crucifié : « Ne vous effrayez pas ; vous cherchez Jésus le Nazaréen, le crucifié ; il s’est réveillé, il n’est pas ici ; voici le lieu où on l’avait mis. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. » (Mc 16,6-7). Si les femmes échouent à transmettre le message (Mc 16,8), les lecteurs et lectrices peuvent quant à elles reprendre leur lecture de l’évangile en Galilée, et découvrir un Jésus en chemin et qui met aussi les autres en chemin. Là encore, ce qui se joue autour de Jésus ne concerne pas tant la figure d’un Sauveur que la création d’une communauté qui peut continuer le travail et la mission des disciples.
Des communautés libérées
Ces deux évangiles en tout cas nous éloignent de la problématique du Sauveur, et insistent sur notre rôle, en tant que chrétien·ne·s, dans la poursuite de la mission de Jésus sur terre, dans la mise en place du royaume. Le royaume ne semble justement pas advenir grâce à un héros dont la mission est de sauver un monde perverti et perdu. Pour les évangiles de Marc et Jean, le royaume advient dans des communautés qui ensemble cherchent à construire les prémisses d’un royaume dans un monde qui, malgré toutes ses faiblesses, est l’endroit qui peut et doit accueillir cet espace d’égalité et d’amour entre humains. Ce royaume se définit par une quête de justice et de solidarité, mais il crée également des espaces où chacun·e d’entre nous, individuellement, pouvons recevoir le salut. Ce salut ne nous sauve pas des perversions du monde, mais nous libère du souci de nous-mêmes.
De quel Sauveur avons-nous donc besoin ?
Comme je l’ai entendu dans la liturgie d’un culte qui a eu lieu à l’Oratoire du Louvre, à Paris, tout ce que nous demandons à Jésus de faire pour nous, Jésus nous demande de le faire pour nous et pour les autres. Seul·e·s, nous sommes voué·e·s à l’échec. Nos insuffisances, failles et vulnérabilités sont trop nombreuses pour sauver le monde. Mais à l’intérieur d’une communauté dévouée à la recherche de la paix, de la solidarité, de l’amour, de la justice nous pouvons chacun·e à notre niveau, chaque jour un petit peu, contribuer ensemble à être le ou la sauveuse du monde.