Théologie et pop-culture

Cet article fait partie du dossier thématique Sauveurs et sauveuses

Pour le dossier thématique Sauveurs et Sauveuses je propose un début de réflexion au sujet de la relation entre théologie chrétienne et pop culture/culture geek, en nous focalisant sur ce qu’apporte le monde de la pop culture dans la vie des personnes. Il s’agit d’un vaste sujet aux multiples pistes, ainsi la perspective ici sera-t-elle purement explorative.

L’idée est d’offrir un premier point de départ pour qui souhaite aborder cette thématique. Je comprends par culture populaire/pop culture des produits culturels accessibles au plus grand nombre((Pour une approche critique de la définition de la pop culture en sciences sociales, voir : Pasquier Dominique, «La «culture populaire» à l’épreuve des débats sociologiques», dans : Hermés, La Revue, 2005/2 (n°42),CNRS Éditions, pp. 60-69.))

La pop culture rencontre la théologie

Si la culture populaire peut se présenter comme un lieu de ressourcement et de divertissement clé dans notre vie de tous les jours, elle se retrouve aussi – elle, ses histoires et ses héro-ïnes – sur nos bancs d’Église ou sur les coussins de nos locaux paroissiaux.

Une pléthore de figures (héros, anti-héros, sauveur-euses) se partagent la scène, en tant qu’objet de discussion. Çà et là, ils dialoguent avec les figures de la Bible et des traditions chrétiennes, par le moyen de l’analogie, de la comparaison. En effet, les activités qui incorporent des œuvres/univers de la pop culture dans leur programme ne sont plus un phénomène rare ! Soirées films dans les groupes de jeunes, camp thématique (Disney, Harry Potter, Seigneur des Anneaux, Indiana Jones, Narnia, Star Wars, etc.), parcours de KT, cultes, et j’en passe.

Au sein de l’EERV, l’Open Source Church (dont l’activité s’articule autour des pôles jeu – fiction et technologie) s’illustre comme lieu de vie et de rencontre autour de la culture geek. Évidemment, la rencontre entre le fictif et le christianisme ne se cantonne pas aux milieux ecclésiaux, comme en témoigne l’émergence de la pop theology qui prend gentiment sa place dans les milieux académiques((L’éditeur Rowman & Littlefield, par exemple, a mis en place la série Theology, Religion, and Pop Culture (2020) Theology, Religion, and Pop Culture | Rowman & Littlefield)).

Hors université, des blogues se sont aussi saisis de la thématique, tel que Pop-Theology qui s’intéresse aux intersections entre pop culture, théologie, religion et spiritualité.

Voilà le constat : des mondes imaginaires sont sollicités en milieu ecclésial, prenant dans certain cas la place centrale de l’activité. Mais comment peut-on aborder cette intégration de la pop culture ? Et comment articuler un discours théologique à cette rencontre entre imaginaire et religieux ?

Regardons quelques pistes.

Pop culture et théologie : quelles relations ?

Il se peut que certains froncent les sourcils à l’idée d’un camp de catéchisme sur le Seigneur des Anneaux (#Aragorn for ever by the way). Peut-être rétorqueraient-ils avec un joli : Jesus. What else ?

Il faut ici en effet commencer par clarifier sa propre posture, notamment en établissant comment on considère la rencontre entre le discours chrétien et d’autres narrations (allant de la team hermétique à let’s make some cocktails), sous quels modes elle doit se vivre et dans quelles conditions. De même, il est bon de réfléchir aux limites auxquelles on veut se tenir. Pour faciliter les discussions, il est toujours intéressant de savoir où l’on se situe et pourquoi.

Un enjeu de posture

Les enjeux de cette articulation font, il me semble, écho au cheminement de la théologie au fil des siècles. André Gounelle (théologien systématicien) dans sa conférence intitulée Christianisme et Culture nous dit : « s’interroger sur les relations entre christianisme et culture signifie se demander comment la foi évangélique s’articule avec les idéologies, les manières de vivre, les mentalités des diverses sociétés. Comment s’incarne-t-elle dans l’existence des êtres humains et s’insère-t-elle dans leur monde? Faut-il chercher à jeter des ponts, à établir des alliances, à nouer des liens, ou, à l’inverse, marquer des ruptures, engager le combat, se lancer dans des affrontements? » et conclut : « À chaque génération, des théologiens ont essayé d’exprimer la foi chrétienne en se servant des concepts, des notions, des manières de penser de la philosophie de leur époque, tandis que d’autres leur reprochaient d’altérer et de défigurer l’évangile. »

Il est bien évident que Gounelle ici discute du concept de la culture dans son sens large, mais nous considérons que la culture populaire en est une partie.

Quelques types de posture

Ainsi notre point de départ est de définir notre posture, ici nous pouvons aussi suivre Gounelle[1] qui détermine trois modes relationnelles entre christianisme et culture :

  1. la rupture (opposition/conflit, avec une forme de refus de l’influence du “temporel” sur la tradition)
  2. l’alliance/la rencontre (la parole de Dieu se manifeste aussi dans la culture et la société ; cette alliance vient du fait que raison et foi, évangile et culture, ont la même source)
  3. une solidarité critique. Cette dernière option se veut être une attitude plus praticable pour le-la théologien-ne.

Il faut pour Gounelle souligner qu’au cœur de la foi biblique nous affirmons la “présence transcendante de Dieu”. Ce rappel doit mettre en lumière que la rupture considère trop peu la présence du divin dans le monde et que l’alliance « atténue […] sa différence », délaissant l’altérité pour parfois mener à un scénario où l’évangile se confond avec la société. Le chercheur note que le nouveau testament illustre une relation double à la culture : conformité et distanciation.

Il conclut : « Le Nouveau Testament établit ou maintient des liens entre l’évangile et la culture […] en même temps, il la bouscule, la modifie, la fait bouger. […] La solidarité s’accompagne d’une interpellation et d’une critique. » Nous pouvons y voir un rappel pour oser une parole critique lorsque nous sollicitons du matériel fictif dans nos activités ecclésiales, par exemple en soulignant les différences plutôt que de les occulter, pour permettre ainsi un dialogue fécond.

Il existe probablement d’autres postures mais nous avons ainsi une première base pour continuer notre réflexion.

Le fictif  comme matrice de sens et d’identité (The Sacred in Fantastic Fandom, 2019)

Maintenant, à quoi laisse-t-on la place lorsqu’on invite la pop culture à la table de discussion ?

Différents genres de narration

En traitant de la culture populaire ou geek, il est facile de tomber dans le raccourci de les aborder uniquement par le prisme du divertissement – celui qui nous permet de nous échapper du quotidien, par ex. Je souhaite éviter ce faux-pas.

Rappelons, peut-être, une différence claire entre narration chrétienne et narration fictive : le genre.

Pour le chercheur danois Ander Klostergaard Petersen c’est la posture du lecteur/croyant vis-à-vis du texte qui détermine s’il le lit comme un texte religieux ou fictif((Petersen, Anders Klostergaard , « The difference between religious narratives and fictional literature : A Matter of Degree Only », Religion, 2016/4 (n°46), p. 518.)). Ainsi les Écritures pour certain-es ont une autorité religieuse et l’Évangile est déterminant pour la compréhension de leur vie.

C’est justement sur ce dernier point que je voudrais continuer. C’est-à-dire sur le rôle que prend la narration pour faire sens de sa vie, de la réalité.

La fonction des univers fictifs

Je propose ici de nous intéresser à une ligne de pensée développée dans l’ouvrage collectif The Sacred in Fantastic Fandom((The Sacred in Fantastic Fandom, Essays on the Intersection of Religion and Pop Culture, Cusack, Carole M., Morehead, John W.,  Robertson, Venetia Laura Delano (éds.), McFarland & Company, Jefferson, 2019.)).

L’ouvrage explore l’idée que l’individu en s’investissant dans des univers fictifs a accès à des “modèles de sens alternatifs”((Cusack, Carole M, « Harry Potter and the Sacred Text ; Fiction, Reading and Meaning-Making », dans : The Sacred in Fantastic Fandom, Cusack, Carole M., Morehead, John W.,  Robertson, Venetia Laura Delano (éds.), McFarland & Company, Jefferson, 2019,  p. 322 (version kindle).)) [alternative meaning templates] qui lui permettent de faire sens de la réalité et de la vie. Ils sont alternatifs dans l’idée que ce fut longtemps au christianisme qu’incombait ce rôle.

En effet, l’ouvrage collectif suit l’hypothèse que le retrait du christianisme institutionnel a laissé la place à d’autres lieux qui nous permettent de faire sens du monde et de créer une forme de communauté (les Fandom, les conventions, etc.)

Pour illustrer ce point, citons Greg Conley

ils fournissent pour de nombreuses personnes des débouchés similaires pour des enquêtes ontologiques et épistémologiques, ainsi qu’un lieu où construire une communauté, y sont inclus ceux qui ne trouvent pas de telles choses dans une adhérence religieuse ou qui sont laissés insatisfaits par leur institution de foi.((Trad. personnelle : « they provide similar outlets for ontological and epistemological inquiry, imaginative expression, and community building for many people, including those who do not find such things in religious adherence-either as “nones” or those left unsatisfied by their institutions of faith. »))

The Sacred in Fantastic Fandom, Cusack, Carole M., Morehead, John W.,  Robertson, Venetia Laura Delano (éds.), McFarland & Company, Jefferson, 2019,  p. 1443-1444 (version kindle)

Dès lors, offrir la place à la pop-culture nous permet d’entrer en discussion avec plusieurs lieux formateurs de sens et d’appartenance et ainsi avoir une approche plus englobante de notre vis-à-vis. C’est considérer l’entier de la bibliothèque narrative de l’individu. Le fait par exemple que je sois une lectrice a influencé mon approche du monde à un certain degré, entrer en dialogue avec cette part de moi ouvre l’horizon de discussion.

Quelle place va prendre la théologie ?

Formation de l’identité

La théologie se présente comme une autre source (ou la Source, selon votre perspective) qui permet à l’individu d’être en communauté et de faire sens de son monde. Ce point commun permet d’entrer en dialogue.

Le dialogue entre théologie et pop-culture peut se vivre de multiple façon, on peut se laisser stimuler dans les deux sens, la théologie peut apporter une parole différente, une perspective propre, dans l’autre sens on peut se laisser nourrir par d’autres approches pour nous guider. Mais la perspective théologique va se démarquer en tant qu’elle est une parole croyante qui engage une réponse de la part de son vis-à-vis, réponse qui peut prendre la forme de la foi.

Un des intérêts donc de ce rapprochement entre théologie et pop culture est de pouvoir articuler deux lieux qui participent à la formation de l’identité.

Un moyen d’expression

Un autre aspect est que l’approche par cette culture, cet intérêt, peut être une étape intermédiaire pour plus facilement parler de soi.

D’expérience, en camp avec les jeunes il était plus facile de débattre avec intensité sur Game of Thrones – ou si on a le droit de mettre du beurre sur la tresse au beurre (c’est du vécu) – que de réussir à parler de l’effet que nous faisait une parabole ou une parole de JC.

Ce détour par la culture populaire peut parfois rendre accessible un langage religieux qui pour certains reste opaque. Par notre quotidien, le degré d’investissement dans le divertissement est souvent plus important que la pratique religieuse, pareillement le temps de partage et de discussion sur les séries prend une place importante dans les échanges sociaux((Ceci renvoie selon le sociologue DiMaggio à la sociabilité propre aux pratiques culturelles et aux échanges concernant la culture populaire, en effet : « C’est la culture populaire qui fournit le matériau pour la sociabilité du quotidien », DiMaggio, P., « Classifications in art », American Sociological Review, 1987, (n°52), p. 440-455, cité dans D. Pasquier.)).

Nous sommes donc plus habitués à parler de cela. Ce qui ne signifie pas que nous devons uniquement parler de cela, mais il peut s’agir d’un premier point de départ pour “briser la glace” et offrir l’occasion d’élaborer plus amplement sur la perspective chrétienne.

Des possibilités d’inclusion

De plus, une donnée de la culture populaire/geek est qu’elle a un potentiel inclusif que ne possède pas la culture qui a une couleur plus élitiste (arts, musiques classiques, littérature classique, etc.). Elle est accessible au plus grand nombre, même si il est vrai qu’elle se cantonne particulièrement à certaines générations, ce qui explique peut-être qu’on aborde plus facilement ces thématiques avec les jeunes que les aîné-es.

De plus, la consommation du fictif a pris une place importante dans le quotidien comme activité sociale. On pourrait glisser une petite comparaison : Jésus dans ses paraboles utilisait un langage accessible à son auditoire (l’image de la moisson, par ex.) pour parler du Royaume de Dieu.

Si pour nous les métaphores agricoles ont perdu d’efficacité, pour eux il s’agissait de leur quotidien, de leur expérience et de leur façon d’aborder et d’organiser leur monde. En ce sens, faire référence à notre quotidien pour y articuler l’Evangile nous le rend accessible. Considérer la culture populaire dans un cadre théologique/ecclésial (cultes, groupes de partage, etc.) permet d’offrir un second lieu (le premier étant la sphère privée) à partir duquel investir ou réinvestir, faire sens, de cette part importante de notre quotidien.

D’autres perspectives

Le rôle et les enjeux de la culture dans la formation de l’identité est un sujet vaste qui a été largement traité. Entre : les enjeux de pouvoir, domination, résistance, passivité, système de classe, création de symboles et valeurs, différences entre culture populaire et élitiste ; les sociologues ont proposé de nombreuses analyses sur la thématique((Ici encore : Pasquier (2005). L’article de 2005 est probablement un peu daté mais pose des premiers jalons et présente notamment la différence entre l’approche française et anglo-saxonne.)). Il y aurait dès lors de la matière pour approfondir la piste que nous avons esquissé dans cet article. Et pour, par exemple, affûter la parole critique que peut offrir la théologie.

Théologie et pop-culture : découvrir, partager et explorer ensemble

J’ai récemment lu The Reading List de Sara Nisha Adams, un joli roman sur un grand-père et une jeune femme tout deux isolé dans leur quotidien. Les deux forment une amitié grâce à des lectures communes au sujet desquelles ils discutent.

Les deux héros par le biais de leur lecture font sens de ce qu’ils vivent et de leur réalité, éclairent leur quotidien et apprennent ainsi à s’ouvrir à ce que vit l’autre en essayant de se mettre dans la peau d’un-e tel-le (d’abord personnage fictif puis les personnes de leur entourage). Un joli bouquin qui révèle toute la force de pouvoir se retrouver autour d’histoires et d’en discuter.

De même, j’ai vécu une belle séance de débriefing sur le Disney Encanto avec mon frère et ma belle-sœur qui nous a permis d’élargir l’horizon du film et de développer plus à fond les thèmes qui y étaient abordés.

Les histoires ont une force de transformation et d’engagement qui méritent d’être explorés aussi en milieu ecclésial, pour une rencontre plus complexe entre le discours théologique et notre façon de comprendre le monde dans lequel nous évoluons (qui nous sommes, nos relations, nos idéaux, etc.). La relation entre théologie et pop-culture permet d’ouvrir plusieurs horizons.

  • Elle permet d’avoir accès à un lieu formateur de sens pour la société.
  • Elle permet d’aborder un individu en accueillant et explorant des histoires qui lui sont essentielles.
  • Elle permet d’ouvrir le dialogue avec son prochain sur un thème aux premiers abords légers mais qui nous permet de rebondir sur des sujets plus profonds et ainsi nourrir nos relations.

Pour la théologie, elle peut rappeler sa spécificité et la particularité de ce qu’elle dit, raconte (l’Evangile, la foi, etc.). Elle peut souligner les ressemblances, les divergences qui nous permettent de faire chemin ensemble malgré des perspectives différentes. 

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Miriam Jaillet

Miriam Jaillet est détentrice d’un master en théologie. Enquêtrice dans l’âme, elle aime avant tout l’histoire et les sciences bibliques, mais portée par son esprit curieux explore volontiers d’autres sujets. Amoureuse des couleurs et des mots elle s’amuse sur du papier ou un clavier pendant ses heures libres.

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