Cet article propose un commentaire des chapitres 9:13 à 11:6 du livre de Qohélet / Ecclésiaste, de la main de Nicolas Merminod.
Table des matières
9:13–11:6. Fragilité de la sagesse
Cette section présente différents développements relatifs à la sagesse, insistant toujours sur le fait qu’elle est profitable. Cependant, elle implique une fragilité puisqu’elle ne s’impose, ne donne pas une marche à suivre pour tout changer et ne permet pas de tout savoir. Au contraire, la sagesse aide à vivre dans et avec la réalité telle qu’elle est plutôt que de la changer. La sagesse consiste davantage a utiliser la réalité qu’à la transformer. Et l’expérience dans cette réalité, montre que la sagesse a moins d’influence que la sottise, si bien qu’elle est fragile et aussi profitable soit-elle potentiellement, elle ne peut pas toujours être exercée. L’enjeu est alors de pouvoir la reconnaître et l’exercer dans les différentes situations de la vie.
9:13–10:4. La sagesse ne s’impose pas
L’auteur introduit à nouveau cette section en se mettant dans le rôle de l’observateur ; il présente d’abord ses observations (vv. 14-15), puis ses diverses considérations (vv. 16-18).
13 J’ai encore vu sous le soleil, en fait de sagesse,
Qo 9:13-15 Traduction Oecuménique de la Bible
une chose importante à mes yeux.
14 Il y avait une petite ville, de peu d’habitants.
Un grand roi marcha contre elle, l’investit
et dressa contre elle de grandes embuscades.
15 Il s’y trouvait un homme indigent et sage ;
il sauva la ville par sa sagesse,
mais personne ne se souvint de cet indigent.
L’observation est introduite comme importante ; il en tire une vérité sur la sagesse, et cette vérité est que le sage est rapidement oublié. Même si la sagesse est positive, même si elle produit des effets positifs, elle est ensuite oubliée. La mémoire collective garde la ville qui a résisté, mais sans conserver la trace de ce/celui qui a permis cela. Même si la sagesse est reconnue sur le moment, elle est oubliée ensuite. Finalement, cette sagesse est vanité parce que le temps passant, il n’en reste rien.
16 Alors je dis, moi :
Qo 9:16-18 Traduction Oecuménique de la Bible
mieux vaut la sagesse que la puissance,
mais la sagesse de l’indigent est méprisée
et ses paroles ne sont pas écoutées.
17 Les paroles des sages se font entendre dans le calme,
mieux que les cris d’un souverain parmi les insensés.
18 Mieux vaut la sagesse que des engins de combat,
mais un seul maladroit annule beaucoup de bien.
Lorsque la sagesse vient d’un indigent – d’une personne n’ayant pas de reconnaissance sociale –, elle n’est pas nécessairement entendue, reconnue. La sagesse est présentée comme fragile : elle est meilleure que la puissance, mais ne s’imposant pas, elle est peu exercée. C’est le propre de la puissance de s’imposer, alors que la sagesse ne peut qu’être accueillie. Dans un contexte d’agitation où des puissances s’affrontent, la sagesse – aussi bonne soit-elle – ne peut simplement pas être entendue ; elle a besoin pour cela du calme.
Le problème est qu’une seule personne – littéralement, « un pécheur » – suffit pour empêcher le calme, une seule personne peut empêcher la sagesse d’être entendue. Il faut comprendre ici que la personne qui empêche le calme ne le fait pas volontairement ; c’est bien plutôt une question d’incapacité de sa part. Pour que la sagesse soit entendue, il faut donc 1) un sage, une personne ayant la sagesse et 2) le calme pour que ses paroles soient entendues, reconnues comme sages. Sans ces deux conditions, la sagesse ne peut pas opérer.
Les affirmations qui suivent (10:1-4) développent l’importance de cette observation pour l’auteur.
1a Des mouches mortes infectent et font fermenter
Qo 10:1a Traduction Oecuménique de la Bible
l’huile du parfumeur.
Cette affirmation illustre Qo 9:18 ; il suffit de peu pour gâcher tout ce qui est bon. Tout comme un pécheur peut empêcher la sagesse d’être entendue, quelques mouches mortes suffisent à détruire le parfum de l’huile, à empêcher que celui-ci ne soit reconnu comme bon.
1b Un peu de sottise pèse plus
Qo 10:1b Traduction Oecuménique de la Bible
que la sagesse, que la gloire.
Cette affirmation renforce l’image de 1a ; un peu de sottise a davantage d’influence que la sagesse, ou même que la gloire. Pour la sagesse, cela confirme ce qui précède. Pour la gloire, cela relativise l’influence des mérites humains. Aussi grands que soient ces derniers, ils ont moins d’influence que la sottise.
2 L’esprit du sage va du bon côté,
Qo 10:2-3 Traduction Oecuménique de la Bible
mais l’esprit de l’insensé va gauchement.
3 Même en chemin, quand l’insensé s’avance,
l’esprit lui fait défaut ;
il fait dire à tout le monde qu’il est insensé.
« Le cœur du sage est à sa droite et le cœur de l’insensé est à sa gauche. Et alors que l’insensé va sur le chemin, son cœur est lacunaire et il dit à tous qu’il est un insensé. »
On retrouve ici l’opposition gauche-droite, la droite (ימין) étant connoté positivement et la gauche (שׂמאל) négativement. Dans le POA((Proche Orient Ancien)), le cœur est considéré comme le centre de l’intelligence. Le cœur du sage est à droite (donc du bon côté) alors que le cœur de l’insensé est à gauche (donc du mauvais côté). Cette intelligence du mauvais côté – ou mal dirigée – est visible : la démarche de l’insensé le fait voir comme tel. Pourtant, cette visibilité ne change rien à son influence. Pour reprendre ce qui précède, même si la sottise est visible, elle a plus de poids que la sagesse.
4 Si l’humeur du chef s’élève contre toi,
Qo 10:4 Traduction Oecuménique de la Bible
n’abandonne pas ton poste,
car le sang-froid évite de grandes maladresses.
« Si l’esprit (רוח) de celui qui commande s’élève contre toi, n’évite (נוח) pas ton poste, car la santé évite de grands péchés. »
Cette affirmation me semble s’adresser d’abord aux fonctionnaires, et peut-être plus précisément aux soldats lors de la bataille. C’est un appel à rester à son poste, un départ sur un coup tête pouvant entrainer de grands péchés, de grandes pertes. Cette mention des péchés reprend Qo 9:18 (racines חטא et ἁμαρτία) ; il est ici question de manquement (involontaire) plutôt que de transgression (volontaire).
Il y a ici des jeux de mots à relever. Le terme utilisé pour parler de l’humeur (רוח) – qu’on généralement par esprit ou souffle – du commandant est le même que celui utilisé pour parler de la « poursuite du vent » dans Qo ; cela renforce donc la dimension d’une chose insaisissable et sans consistance. Au niveau de la sonorité, il y a une proximité évidente en hébreu entre le substantif רוח et le verbe נוח. Cette proximité permet de jouer sur les mots, surtout que les deux termes connaissent une polysémie importante. La répétition du verbe נוח est à relever : si la personne quitte/fuit/évite son poste, cela peut provoquer des manquements alors que si elle reste à son poste, cela peut éviter ces manquements. Un point à relever est que la responsabilité est ici mise sur celui qui est soumis à l’autorité, et non sur celui qui la détient.
La fragilité de la sagesse implique l’importance de la vigilance ; il faut une réelle discipline pour saisir la sagesse, pour éviter que la sottise ne gâche tout.
10:5-7. Sottise des renversements sociaux
Ce passage présente les renversements sociaux comme un danger dans la mesure où ils impliquent une instabilité. Or, cela va à l’encontre du calme nécessaire pour que la sagesse soit entendue.
5 Il y a un mal que j’ai vu sous le soleil,
Qo 10:5-7 Traduction Oecuménique de la Bible
comme une méprise échappée au souverain :
6 la sottise élevée aux plus hautes situations,
et des riches demeurant dans l’abaissement ;
7 j’ai vu des esclaves sur des chevaux,
et des princes marcher à pied comme des esclaves.
Je propose la traduction suivante : « Il y a un mal que j’ai vu sous le soleil, comme une erreur venant de celui qui commande : il a laissé la sottise dans les grandes hauteurs et les riches assis dans une mauvaise situation. J’ai vu des esclaves sur des chevaux, et des princes marchant sur la terre comme des esclaves. »
L’auteur se place dans le rôle d’observation pour dénoncer une sottise qu’il voit sous le soleil. Le renversement dont il est question est à distinguer des oracles messianiques annonçant un renversement social. Il n’est pas ici question d’une révélation ou action de Dieu qui produirait ce renversement, mais simplement de désordre. L’auteur ne s’oppose pas ici aux prophètes, mais craint simplement le désordre social. Formulé autrement, un ordre même mauvais vaut mieux que le désordre ; Qo se prononce clairement contre un idéal d’anarchie.
Le problème vient ici du fait que le dirigeant n’est pas le bon, n’est pas adéquat. L’ordre permet au moins une stabilité, et même injuste, celle-ci est considérée comme préférable à l’anarchie. Le renversement est un danger dans la mesure où il supprime les repères – et donc toute la stabilité – de la société. Les esclaves sur les chevaux ne seront probablement pas meilleurs que les princes qui ont dû en descendre et marcher sur la terre ferme.
10:8-15. Sans sagesse, l’action n’apporte pas de bénéfice
Cette section présente une opposition entre le sage qui sait comment agir pour arriver au résultat attendu (v. 10b) et l’insensé qui fait des efforts qui ne l’amènent qu’à une perte d’énergie parce qu’il ne possède même pas les connaissances élémentaires (v. 15). La sagesse est donc ici liée à une dimension d’efficacité ; les efforts ne garantissent pas de parvenir au résultat attendu, et c’est bien la sagesse qui permet de faire les bons efforts pour que l’action soit finalement efficace, pertinente.
8 Qui creuse une fosse tombe dedans,
Qo 10:8-11 Traduction Oecuménique de la Bible
qui sape un mur, un serpent le mord,
9 qui extrait des pierres peut se blesser avec,
qui fend du bois encourt un danger.
10 Si le fer est émoussé et qu’on n’en aiguise pas le tranchant,
il faut redoubler de forces ;
il y a profit à exercer comme il convient la sagesse.
11 Si le serpent mord faute d’être charmé,
pas de profit pour le charmeur.
Les vv. 8-9 présentent les risques de l’action ; celui qui entreprend une action prend de se blesser, ou d’être attaqué par un serpent. En clair, il n’y a pas d’action sans danger. Cependant, l’auteur ne s’arrête pas à ce constat et affirme que celui qui fend le bois (v. 9b) a tout intérêt à aiguiser le fer de son outil, sans quoi il perdra de l’énergie. Le but n’est pas d’invoquer la sagesse pour justifier l’inaction, mais bien d’agir avec sagesse. Toute action implique un danger, d’où l’intérêt d’utiliser la sagesse même sans l’action ; sans évacuer complètement le risque, la sagesse aide à atteindre le résultat recherché.
Le v. 11 donne la clé de l’ensemble : l’action est nécessaire, mais n’apporte aucune sécurité. En fait, c’est vraiment celui qui agit sans sagesse, sans savoir comment utiliser ses talents qui prend un réel danger. L’action qui est faite sans le recours à la sagesse implique un danger réel et risque de n’apporter aucun avantage – et même des conséquences fâcheuses – à celui qui l’a entreprise.
12 Ce que dit la bouche d’un sage plaît,
Qo 10:12-15 Traduction Oecuménique de la Bible
mais les lèvres de l’insensé le ravalent ;
13 le début de ses propos est sottise,
et la fin de ses propos, folie mauvaise.
14 L’insensé multiplie les paroles ;
l’homme ne sait plus ce qui arrivera :
qui lui indiquera ce qui arrivera après lui ?
15 Le travail de l’insensé l’épuise,
il ne sait même pas comment aller à la ville.
Les vv. 12-14 soulignent encore la dimension d’efficacité que permet la sagesse. L’insensé multiplie les paroles, mais sans être écouté, sans être suivi. La quantité – que ce soit les efforts ou les paroles – n’apportent aucune sécurité en soi. On retrouve ici un lien à 3:1-15 ; chaque chose est bonne en son temps. Dès lors, le sage discerne quand c’est le temps d’agir ou quand c’est le temps de parler. À défaut d’avoir ce discernement, l’insensé multiplie paroles et actions. Le sage se distingue donc par une économie d’efforts et de paroles ; puisqu’il discerne à quel moment et comment les accomplir et les dire, il n’a pas besoin de les utiliser en quantité.
Comme tout humain, l’insensé ne connaît pas le futur (v. 14 // 3:22 ; 6:12) si bien que ses nombreuses paroles ne peuvent pas avoir de pertinence. Un point à relever est que le lien entre l’ignorance du futur et l’inutilité des nombreuses paroles est déjà fait en 6:11-12. Autrement dit, c’est bien l’ignorance qui empêche que la parole ne soit pertinente, et l’auteur affirme que la parole a du poids, si bien qu’elle ne doit pas être utilisée en vain (5:1-2).
10:16-20. Affirmations diverses
Les diverses affirmations présentées ici n’ont pas de lien thématiques entre elles. Cependant, elles relèvent toutes d’un constat pragmatique plutôt que de principes moraux.
16 Malheur à toi, pays dont le roi est un gamin
Qo 10:16-17 Traduction Oecuménique de la Bible
et dont les princes festoient dès le matin !
17 Heureux es-tu, pays dont le roi est de souche noble
et dont les princes festoient en temps voulu,
pour prendre des forces et non pour boire !
Ces versets présentent une opposition entre les pays qui ont un bon roi et ceux qui un mauvais roi. L’opposition est construite de manière caricaturale : le mauvais roi est un jeune homme – voire un enfant – et sa cour mange dès le matin alors que le bon roi s’inscrit dans une lignée et sa cour mange pour ses forces et non pour boire, sous-entendu de l’alcool. Ce critère de l’âge semble aller à l’encontre de 4:13-16, mais la situation n’est pas exactement la même. Il y a ici une opposition entre un roi sans expérience incapable de maintenir une discipline dans sa cour et un roi venant de la noblesse – sans indication de son âge – et sachant maintenir cette discipline. Le présupposé me semble être que celui qui vient de la noblesse connaît ces fastes et sait les proposer au moment opportun, et de même, pour la cour qui est établie dans la noblesse qui connaît le faste et évite donc de s’y perdre.
Dans tous les cas, la consommation – sous-entendue exagérée – d’alcool est critiquée et c’est bien là qu’est l’enjeu. Dans les deux cas, le même verbe “manger” (אכל et ἐσθίω) est pris ici au sens de “festoyer”. Aussi, celui qui n’a pas d’expérience s’entoure de personnes qui festoient alors que celui qui vient de la noblesse est entouré de personnes qui mangent pour restaurer leurs forces, mais sans boire (sous-entendu de l’alcool). En clair, la situation du bon roi suggère que c’est l’alcool qui est le problème dans le cas du mauvais roi.
On retrouve ici la logique de 3:1-15 avec l’insistance de faire les choses au moment opportun.
18 Avec deux bras paresseux, la poutre cède,
Qo 10:18 Traduction Oecuménique de la Bible
quand les mains se relâchent, il pleut dans la maison.
C’est ici la paresse qui est critiquée, puisqu’elle ne permet pas d’avoir un maison, un abri. La paresse est toujours considérée comme relevant de la sottise ; le sage sait quand agir et comment.
19 Pour se divertir, on fait un repas,
Qo 10:19 Traduction Oecuménique de la Bible
et le vin réjouit la vie,
et l’argent répond à tout.
Ce verset surprend, tant il semble ne mettre en avant aucun principe moral. Cependant, il peut compris de manière tout à fait pragmatique, dans le sens de 9:7 : le repas et le vin – consommé modérément – sont présentés positivement ; ils sont associés à la fête, donc à la joie. De même, l’argent est présenté comme utile de manière comparable à la sagesse (7:11-12). Aussi, il me semble que ce verset doit compris comme un constat pragmatique plutôt que comme une quelconque exhortation morale : même si le repas, le vin et l’argent sont vanités – ce qui n’impliquent pas qu’ils soient mauvais –, ce sont des vanités agréables, qui aident à vivre.
20 Ne maudis pas le roi dans ton for intérieur,
Qo 10:20 Traduction Oecuménique de la Bible
ne maudis pas le riche même en ta chambre à coucher,
car l’oiseau du ciel en emporte le bruit,
et la bête ailée fera connaître ce qu’on dit.
L’exhortation me semble ici purement pragmatique : éviter de maudire ceux qui détiennent le pouvoir afin d’éviter des sanctions. La crainte est que les critiques n’arrivent jusqu’à eux et qu’ils ne décident de sanctions contre celui qui les a émises. La question n’est pas de savoir si ceux qui ont le pouvoir sont bons ou mauvais, si les critiques sont justifiées ou non ; cette exhortation a pour unique but de pouvoir vivre en paix en ne risquant pas d’être menacé par le pouvoir.
Alors que 7:21 recommande de ne pas prêter attention aux rumeurs, ce verset complète en exhortant les personnes à ne pas propager de rumeurs, à ne rien dire qui pourrait circuler et heurter ceux qui détiennent le pouvoir.
11:1-6. Assumer l’ignorance et agir
Même si l’humain ne peut pas tout maîtriser, même si les rapports de causalité peuvent le dépasser, il est cependant contraint à l’action et les conséquences de celle-ci sont forcément incertaines. Cependant, il ne peut connaître que quelques interactions dans ces rapports de causalité et jamais remonter à cause première et encore moins la maîtriser (v. 5). Tout en affirmant cette ignorance fondamentale, l’auteur appelle le lecteur à accomplir les différents travaux nécessaires à sa vie (v. 6). Un point à relever est que le fait même de chercher à combler cette ignorance est critiqué ; mieux vaut accomplir les travaux permettant d’assurer sa subsistance (v. 4). L’ignorance n’a pas à être comblée ; c’est avec cette limite que l’humain vit et c’est en acceptant la réalité d’un mystère qui le dépasse qu’il vivra la mieux. L’humain a finalement simplement à profiter de l’action de Dieu, à accueillir ce qu’il lui donne ; ses efforts pour comprendre cela risquent surtout de l’empêcher d’acquérir la subsistance nécessaire.
1 Lance ton pain à la surface des eaux,
Qo 11:1-3 Traduction Oecuménique de la Bible
car à la longue tu le retrouveras.
2 Donne une part à sept ou même à huit personnes,
car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur la terre.
3 Si les nuages se remplissent,
ils déversent la pluie sur la terre ;
qu’un arbre tombe au sud aussi bien qu’au nord,
à l’endroit où il est tombé, il reste.
Cet appel à l’action est introduit de manière absurde : « Jette ton pain à la surface des eaux, car tu le retrouveras après de nombreux jours. » L’exhortation échappe au bon sens ; le pain lancé dans l’eau est simplement perdu pour l’individu. Cette absence de lien logique souligne la dimension du mystère puisque ce qui peut être retrouvé ne peut pas être le même pain que celui qui a été lancé. Cela me semble devoir être compris comme un appel à perdre, avec la possibilité – ou même la confiance – que ce ne soit pas en pure perte, qu’il y a une forme de récupération ou de bénéfice par la suite. Cette idée est d’ailleurs renforcée par l’appel au partage (v. 2) ; « Donne une part à sept, et même huit, car tu ne sais pas quel malheur arrivera sur la terre. » Qo ne recommande jamais l’accumulation de subsistances, ni de biens ; d’une part ça ne change rien au fait que le propriétaire mourra, mais en plus, il n’y a aucune assurance que l’héritier saura gérer l’héritage (5:12-16). Autant partager avec les autres individus, ceux qui partagent cette vie. L’ignorance du futur est considérée comme une raison de partager, ce qui peut être comprise de deux manières :
- partager pour éviter que la subsistance ne soit perdue ;
- celui qui partage sa subsistance bénéficiera peut-être de la générosité d’un autre le jour il subira lui-même un malheur.
Bien que la première option ne soit pas à éliminer, la seconde me paraît s’inscrire mieux dans la dynamique de l’argumentation, avec l’idée de donner et de récupérer de manière différente, comme pour le pain jeté à l’eau.
4 Qui observe le vent ne sème pas,
Qo 11:4-6 Traduction Oecuménique de la Bible
qui regarde les nuages ne moissonne pas.
5 De même que tu ignores le cheminement du souffle vital,
comme celui de l’ossification dans le ventre d’une femme enceinte,
ainsi tu ne peux connaître l’œuvre de Dieu,
Lui qui fait toutes choses.
6 Le matin, sème ta semence,
et le soir, ne laisse pas de repos à ta main,
car tu ne sais pas, de l’une ou de l’autre activité, celle qui convient, ou si toutes deux sont également bonnes.
Un point à relever est la mention du vent (רוח et πνεῦμα) aux versets 4 et 5 ; c’est bien le même terme qui est utilisé dans les deux cas. Cela confirme l’ambiguïté de l’auteur qui joue sur la polysémie du mot pour désigner aussi bien le phénomène physique du vent que le souffle divin (comme en Gn 1:2). Tout comme le vent, l’esprit ne peut pas être saisi ; l’humain ne peut que constater leur passage.
La fragilité de la sagesse amène à une forme d’humilité, aussi bien dans la parole et l’action que dans l’accumulation de biens. En effet, mieux assurer sa subsistance et contribuer à celle des autres lorsque c’est possible que chercher une parfaite sécurité pour soi-même, celle-ci relevant de toute façon de l’impossible.