Des comportements bons…

Cet article fait partie du dossier thématique Communauté

Définir la communauté dans son sens large, comme l’a fait la Vision de l’EERV, comme un « laboratoire de comportements bons pour la société et la création »1 semble déranger certains. Voire faire peur… Peur d’une « homogénéisation incapable de faire droit aux différences des styles de vie et des conceptions du bien » avec un constat en arrière-fond « d’essais en ce sens [qui] prennent trop souvent une forme répressive et autoritaire » comme le souligne, en réaction, le groupe Pertinence2.

C’est précisément l’idée d’une « nostalgie du cocon communautaire » qui semble faire peur. Or, celles et ceux qui se situent dans cette ligne de pensée cherchent eux, plutôt « à savoir comment rendre possible une collectivité humaine qui fasse droit tant aux options individuelles qu’aux cristallisations sociales des traditions particulières, religieuses ou autres ».

C’est visiblement l’utilisation de l’expression « comportements bons » qui cristallise le débat. 

Evidemment, cette expression prise avant tout dans une perspective morale ou éthique pourrait paraître « choquante ». « Pourrait », j’emploie à dessein le conditionnel.

Mais ce que nous vivons dans nos communautés chrétiennes est-il d’abord une morale ? Ou une éthique ? Cette expression de « comportements bons » n’est-elle pas à recevoir en premier lieu en son sens spirituel ? 

Pour la lectrice des Pères orientaux des premiers siècles que je suis, je ne peux lire cette expression et l’aborder dans un sens d’abord moral, car ce serait trahir mes compagnons de travail avec lesquels je passe mes journées !

Eléments de patristique

Laisser Dieu agir…

Les Pères le formulent nettement : la vie chrétienne selon notre engagement du baptême, ce n’est pas d’abord et seulement suivre un code moral, mais c’est marcher sur un chemin de ressemblance au Christ. Les « comportements bons » que nous pouvons vivre ne sont donc pas à référencer d’abord à ce que nous-mêmes pouvons produire, mais bien à ce que Dieu fait en nous, par la grâce de l’Esprit Saint. Et là, pour les Pères, aucune homogénéité possible !

Voilà ce qui serait une première esquisse du sens spirituel de l’expression « comportements bons » que les Pères nous invitent à vivre dans nos communautés, mais surtout, chacun dans un propre travail intérieur. Remarquons donc ici un premier point : pour eux, on ne parle pas en premier des « actions » ou des « œuvres » des êtres humains, mais on se centre sur l’œuvre de Dieu dans son Eglise et dans le cœur des croyants. Nous y reviendrons.

… pour former le mode de vie

Les Pères grecs des premiers siècles utilisent un terme pour évoquer le mode de vie « chrétien », le « comportement chrétien », ce terme est repris du grec classique : il s’agit du mot « politeia ». Il désigne le comportement, la façon de vivre et il sera particulièrement développé au sein de la vie monastique (les monastères sont un vrai laboratoire de la vie communautaire !) : on parlera d’une « politeia monastique ». 

Pour un chrétien, sa politeia est issue d’une communion entre Dieu et lui-même. C’est l’expérience de la présence de Dieu au plus profond de son cœur qui soutient sa politeia, son mode de vie et qui lui permet d’expérimenter dans sa vie quotidienne des « comportements bons ». Ce n’est pas tant le chrétien qui développe son propre mode de vie, mais c’est davantage laisser le Dieu vivant agir en lui.

Ce terme de « comportement bon » dans un sens spirituel est un « classique » chez les Pères orientaux des premiers siècles ; en grec, l’expression se dit : « politeia agathè ».

Très peu utilisée dans la littérature grecque antique, c’est bien avec le christianisme naissant et dans les écrits des Pères des premiers siècles qu’elle va être développée : Grégoire de Nysse, Basile de Césarée, Athanase d’Alexandrie, le Pseudo-Macaire, Ephrem, Jean Chrysostome… Bref, la liste serait trop longue à faire ici ! Mais pour qui est familier de nos racines patristiques, lire cette expression dans un document ecclésial, même au XXIe siècle, n’a absolument rien de choquant ! Au contraire…

Dieu comme référence

Qu’est-ce donc que ce « comportement bon » à vivre pour le chrétien dans son quotidien et au sein de sa communauté ? 

Nous venons d’entendre que le mode de vie du chrétien pour les Pères n’est que le reflet de son expérience intime de Dieu. Pour eux, un « comportement bon » dans une approche spirituelle, ce n’est donc pas avant tout, ce que l’être humain « fait » ou « produit », c’est d’abord le fruit de sa vie de prière et surtout de l’œuvre de l’Esprit Saint dans son cœur. Ainsi Grégoire de Nysse par exemple les associe nettement. En définissant un chrétien qui a reçu la grâce, il écrit que c’est celui qui a reçu « le don de l’Esprit et un comportement bon » (De Instituto christiano). Basile de Césarée aura la même approche :

« Avoir un comportement bon, c’est être rempli des fruits de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté »  

Commentaire sur Esaïe 1:19

Ces deux citations montrent déjà combien l’approche patristique d’un « comportement bon » est d’abord tout intérieure et spirituelle et surtout le fruit d’une grâce de Dieu. Cela a non seulement quelque chose de « gratuit », c’est ce que le chrétien reçoit, mais aussi d’individuel, de personnel. Athanase d’Alexandrie dans un discours sur la virginité, associe le « comportement bon » à l’ascèse du cœur et l’humilité3.

Ailleurs, interrogé sur cette question : « qu’est-ce dépouiller le vieil homme et revêtir le nouveau ? », il répond que l’homme nouveau, c’est vivre « le comportement selon le Christ (politeia kata Christon), le mode de vie du Christ, c’est-à-dire être dans la vertu et un comportement bon »4. Ici, la référence est clairement le Christ, il est la référence première et ultime d’un comportement bon.

Ces exemples nous montrent que la référence d’un « comportement bon » n’est clairement pas nous-mêmes, notre éthique, notre morale, mais d’abord Dieu. 

Le christianisme occidental peut souvent avoir ce « défaut » de mettre l’être humain au centre de sa pensée. Ceci est étranger au christianisme oriental des premiers siècles qui centre son regard et sa pensée avant tout en Dieu, sur Dieu. Vivre des « comportements bons » en communauté, ce n’est donc pas pour les Pères, le fruit de pratiques ou d’une morale humaines, ce n’est pas réfléchir à ce que l’homme peut faire, voire peut imposer aux autres, mais il s’agit avant tout d’un fruit de la présence et de l’expérience de Dieu dans le cœur des croyants. Ce que Dieu nous demande, il vient lui-même l’accomplir ! Humblement il vient faire dans le cœur de chaque croyant ce qu’il nous demande !

Cela dit, quittons les Pères grecs pour plonger dans quelques textes des Pères syriaques, issus d’un christianisme sémitique, et dans une approche de la vie spirituelle éloignée des concepts philosophiques grecs.

La mystique syriaque

La question du « comportement » est bien souvent au centre de nombreux écrits des mystiques syriaques. Le terme comportement se dit dubara en syriaque et il traduit le mot grec politeia que nous avons déjà rencontré ; comme en grec, il signifie la discipline de vie, le comportement, la conduite, le mode de vie.

Pour Ephrem le syrien, « le commencement d’un comportement bon, ce sont les larmes dans la prière et écouter la sage justice des Ecritures divines »((Ad imitationem proverbiorum, in K.G. Phrantzoles, Ὁσίου Ἐφραίμ τοῦ Σύρου ἔργα, vol. 1, Thessalonica, 1988, p. 190)). Ici, pas besoin d’un long commentaire pour comprendre qu’avec Ephrem, nous ne nous situons pas du tout dans le champ de la morale, mais bien dans le champ de la profondeur de la vie spirituelle. Un « comportement bon », c’est la prière et l’écoute des Ecritures ! Loin de lui donc l’idée d’un code de morale et d’une normalisation du comportement bon imposée aux autres jugés « différents » !

A sa suite, les mystiques syriaques des VIIe et VIIIe siècles vont largement développer le thème. Notamment Dadisho de Qatraya : pour lui un comportement bon, c’est avoir « le comportement de l’hesychia » (dubara d-selya)((Šelya I/24, éd. Mingana, 1934)).

L’hesychia est le terme monastique oriental grec pour décrire un état de paix intérieure, de silence, de tranquillité. Pour les Pères orientaux, elle est l’un des fruits de la prière incessante. Nous voyons donc, là encore, que le comportement bon est avant tout vécu dans la prière, est un fruit de la prière et c’est être dans un état de paix intérieure, de tranquillité. Encore une fois : aucune morale à imposer à soi-même ou aux autres ! Mais un état de silence intérieur, reçu dans la prière. Ce « comportement de l’hésychia » pour Dadisho permet au chrétien d’atteindre « le comportement de l’amour » (dubara d-huba)((Šelya I/70 ; III/14)). Voilà ce que le chrétien est appelé à vivre au sein de sa communauté, mais également dans sa vie quotidienne.

Je passe malheureusement assez rapidement sur Dadisho de Qatraya qui mériterait d’être plus longuement médité, pour terminer cette courte réflexion en nous consacrant à Isaac le syrien. C’est sans doute lui qui décrit le mieux la réalité de ce « comportement bon », avant tout intérieur, développé par les Pères orientaux. Il parle d’un « comportement du cœur », d’un dubara du cœur ou d’une politeia du cœur pour donner l’équivalent grec… En effet, Isaac explique que nous avons « un comportement (dubara / politeia) caché »5  : c’est-à-dire une vie secrète dans l’âme devenue parfaitement docile aux motions intérieures du Saint Esprit. 

Avoir et vivre un « comportement bon », c’est ainsi être disponible intérieurement aux motions de l’Esprit Saint dans le cœur… et laisser s’épanouir cette vie secrète. Là, nous sommes encore très loin d’une vision légaliste ou morale à imposer aux autres… ! Pour lui, il existe trois sortes de dubara / politeia, donc de comportements chez l’être humain : un comportement corporel (politeia somatikè), un comportement de la pensée (politeia tès dianoias) et un comportement spirituel (politeia pneumatikè). C’est le dernier qui conduit et harmonise les deux premiers. Les trois doivent se laisser conduire par ces motions intérieures du Saint Esprit œuvrant au plus profond du cœur.

Car pour Isaac, le chrétien est appelé à vivre, de manière incessante, un comportement spirituel (dubbara ruhana) dans tout ce qu’il vit, c’est-à-dire un comportement inspiré par l’Esprit. Ainsi nous voyons que la prière n’est pas sans relation avec la vie concrète du chrétien, avec son comportement et avec la vie au sein de la communauté. Isaac écrit : « une prière que n’accompagne pas un comportement bon est comme un aigle dont les ailes perdent leurs plumes »6

Simon de Taibuteh, un autre mystique syriaque, jeune contemporain d’Isaac, écrit :

« Ce comportement, ce mode de vie ne s’accomplit pas sans le labeur du corps ou du cœur, mais c’est avant tout un mouvement spirituel de la grâce qui remue et murmure secrètement dans la chambre intérieure du cœur et fait mouvoir les mouvements de l’âme vers la prière spirituelle. »7

Pour conclure…

Ce parcours le montre : un « comportement bon » pour les Pères orientaux est un « comportement inspiré de Dieu (entheos politeia) », expression créée par ces mêmes Pères orientaux. Et c’est ce qu’ils nous invitent à vivre, dans nos communautés, en Eglise et bien sûr au-delà, dans le quotidien de la vie. 

N’ayons donc pas peur : « comportements bons » ne veut pas forcément dire morale à imposer à l’autre qui serait jugé « différent » ou homogénéisation. Nous voyons combien pour les Pères, avoir un « comportement bon » est le fruit d’une expérience intérieure individuelle, personnelle et nullement à imposer aux autres. Nous découvrons que dans le christianisme oriental chacun est appelé à vivre d’abord dans son intériorité et à se laisser conduire par l’Esprit Saint.

Ainsi, cette démarche est profondément « inclusive » pour utiliser un mot contemporain. Aucune norme n’a à être dictée, aucune législation sur ce qui serait bon ou ne le serait pas, mais une expérience personnelle et intime de Dieu, au cœur de la prière et de la lecture des Ecritures, vécues personnellement mais aussi communautairement.

Le moine catholique André Louf, grand spécialiste des Pères orientaux, l’avait noté :

La fonction de la morale est d’in­troduire peu à peu à la nouvelle sensibilité dans l’Esprit. Elle devrait être une pédagogie concrète de l’expérience intérieure. Cela n’a pas toujours été aussi simple. Sous l’influence des sché­mas éthiques de la culture ambiante, la morale a pu s’égarer dans une étude abstraite et absolutisée du comportement humain, cédant à la tentation de traduire ce comportement ainsi idéalisé en un ensemble de règles concrètes. Pour la plupart des gens, un tel procédé ne manque pas d’efficacité. Ils sauront ainsi d’avance comment les choses doivent se passer pour « être en règle » : il suffira de se conformer à ces normes. Cela ne signifie pas que la « vie dans l’Esprit » ou l’intériorité ne puissent jamais être exprimées sous la forme de normes. Celles-ci contiennent cependant un piège. Si l’attention est entièrement mobi­lisée par l’application correcte de ces normes, il devient superflu de se mettre à l’écoute de l’Esprit Saint. Car l’on sait d’avance ce qui est demandé et ce qui est défendu. […] Se contenter ainsi systématiquement et exclusivement de l’appli­cation de normes, même justifiées en soi, nous conduirait facilement à ce légalisme moralisateur, qui suffit sans doute pour asseoir une vie extérieurement honnête, mais dont les conséquences seront funestes à l’expérience intérieure. Pourquoi ? Celui qui est à l’écoute de l’Esprit Saint sait par expérience que l’Esprit n’invite jamais per­sonne à davantage que ce qu’il est à même de faire pour l’heure, c’est-à-dire : à davantage que ce qu’il a reçu de l’Esprit à faire à ce moment.

L’homme intérieur ou la liturgie du cœurCollectanea Cisterciensia 72, 2010, pp. 349-350

Dans le grand « laboratoire » qu’est l’Eglise protestante aujourd’hui, l’ouverture à nos racines orientales des premiers siècles peut nous faire sortir d’une ambiguïté qui provient trop souvent, dans notre Occident, d’un centrage sur l’être humain (avant de nous centrer sur Dieu comme le fait l’Orient chrétien) et la compréhension d’abord rationnelle des mots, des évènements au lieu de plonger d’abord dans leur profondeur spirituelle. Nos racines orientales nous disent que le chrétien dans sa vie communautaire est comme un aigle invité à garder ses plumes : c’est-à-dire à vivre la prière et se laisser conduire par les motions intérieures de l’Esprit Saint en son cœur.

Qu’en ce 21e siècle, nos Eglises protestantes puissent se sentir invitées à redécouvrir nos racines orientales et qu’elles puissent nous sortir d’un anthropocentrisme rationnel sans doute trop prégnant (sans le rejeter évidemment), pour nous ouvrir à la dimension spirituelle du mystère de l’expérience personnelle de Dieu dans la vie de prière. De la raison à … la révélation…

Ne manquez pas les prochains articles

  1. cf. Rapport du conseil synodal sur la Vision de l’EERV, synode du 5 septembre 2020 []
  2. Cf. le document de Prise de position par rapport au Rapport du conseil synodal []
  3. Discours sur la virginité 7/20 []
  4. Questions sur l’Ecriture sainte PG 28/764 []
  5. Discours ascétiques 27 []
  6. Œuvres spirituelles – II, Discours 3/50 []
  7. Discours sur la cellule 2/50 []

Emilie Escure-Delpeuch

Emilie Escure-Delpeuch est doctorante en patristique à l’Institut Protestant de Théologie (Paris) en cotutelle avec l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint Serge (Paris). Elle est également chercheuse associée à l’Institut Romand des Sciences Bibliques. Spécialiste des Pères orientaux des premiers siècles, elle cherche à faire mieux connaître les richesses de ce christianisme oriental en Occident, au travers de l’animation de retraites spirituelles et de colloques en France et en Suisse. Membre de la Fraternité spirituelle des Veilleurs, elle ancre son travail scientifique et intellectuel dans une vie de prière quotidienne. Elle travaille actuellement à la fondation, dans quelques mois, d’un monastère protestant aux Abeillères (Cévennes – France), qui sera lieu d’accueil pour des retraites spirituelles individuelles ou de groupe.

La publication a un commentaire

  1. Jules Neyrand

    Merci pour cet article vivifiant. Inspirant. Édifiant.

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